Ouvertures

Humanitas – Association fondée pour développer des approches humanistes en recherches, formations et pratiques

 

2011/2012 : l’Institut des Systèmes Complexes et l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale, avec la collaboration de l’Université Pierre et Marie Curie (Paris VI) ont proposé un séminaire mensuel sur l’intérêt d’une confrontation des données en première et troisième personne au cours des psychothérapies :

« Le ressenti des patients est aujourd’hui rarement pris en compte pour évaluer les divers processus qui concourent à l’efficacité des psychothérapies. La sophistication actuelle des techniques destinées à analyser leurs effets, qu’ils soient neurobiologiques, cognitifs ou comportementaux, contraste avec la pauvreté des données recueillies quant à la conscience subjective du vécu corporel ou émotionnel du patient. Elles constituent pourtant les données primaires que l’on devrait mesurer et enregistrer en parallèle avec les autres données expérimentales. L’objectif de ce séminaire réside dans le souhait de rapprocher, dans un même cadre d’analyse, les effets des thérapies évaluées par différentes approches (cliniques, pharmacologiques, neurobiologiques, cognitives, comportementales, psychologiques, phénoménologiques) et l’expérience consciente, riche, personnelle et donc unique que le patient peut avoir de ces mêmes effets. Nous tenterons ainsi de dégager la place et l’importance du vécu subjectif du patient (“données en première personne“) pour la compréhension des mécanismes qui sont mis en jeu dans l’efficacité des thérapies utilisées aujourd’hui en psychiatrie (“données en troisième personne“). Toutes les modalités thérapeutiques seront envisagées quelle que soit leur nature : pharmacologique, analytique ou cognitivo-comportementale. Chaque séance portera sur l’une de ces modalités et réunira un intervenant et un discutant,clinicien et/ou chercheur très expérimenté dans la pratique des psychothérapies ou dans l’étude de leurs mécanismes, afin de confronter les effets thérapeutiques ressentis subjectivement par les patients d’une part, et les mécanismes de ces effets tels qu’ils sont objectivés par les cliniciens et les chercheurs d’autre part. »

 

 

C’est la Folie qui parle !

Pièce en 3 actes

inspirée par

Frère Gérard-Just

 

Prologue

 

La Folie, seule en scène

 

La Folie :

 

Les gens de ce monde tiennent sur moi bien des propos, et je sais tout le mal qu’on entend dire de la Folie, même chez les fous… C’est pourtant moi, et moi seule, qui réjouis les Dieux et les hommes. Aujourd’hui même, la preuve en est faite largement, puisqu’il m’a suffi de paraître devant ce nombreux auditoire pour mettre dans tous les yeux la plus étincelante gaîté. Tout de suite, votre visage s’est tendu vers moi et votre aimable rire m’a applaudie joyeusement. Ce que les rhéteurs n’obtiennent par leur discours qu’à grand effort de préparations, c’est-à-dire chasser des âmes l’ennui, pour y réussir je n’ai eu qu’à me montrer.

Pourquoi ai-je revêtu aujourd’hui cet accoutrement inusité, vous le saurez pour peu que vous me prêtiez l’oreille; non pas celle qui vous sert à ouïr les prêches sacrés, mais celle qui se dresse si bien à la foire devant les charlatans, les bouffons et les pitres. Il m’a plu de faire quelque peu le sophiste devant vous à l’imitation de ces anciens qui, pour échapper à l’appellation déshonorante de Sages, choisirent celle de Sophistes et qui appliquèrent leur zèle à composer des éloges de dieux et de héros. Vous entendrez donc un éloge, non d’Hercule, ni de Solon, mais le mien, celui de la Folie !

Ecartons les sages, qui taxent d’insanité et d’impertinence celui qui fait son propre éloge. Si c’est être fou, cela me convient à merveille. Quoi de mieux pour la Folie que de claironner elle-même sa gloire et de se chanter elle-même! Qui me dépeindrait plus véridiquement? Je ne sache personne qui me connaisse mieux que moi. Je crois, d’ailleurs, montrer en cela plus de modestie que tel docte ou tel grand qui, par perverse pudeur, suborne à son profit la flatterie d’un rhéteur ou les inventions d’un poète, et le paye pour entendre de lui des louanges, c’est-à-dire de purs mensonges. En fin de compte, utilisant un vieux proverbe de plus, je déclare qu’on a raison de se louer soi-même quand on ne trouve personne pour le faire.

Et voici que je m’étonne de l’ingratitude des hommes, ou plutôt de leur indifférence! Tous me font volontiers la cour, tous, depuis des siècles, jouissent de mes bienfaits, et pas un n’a témoigné sa reconnaissance en célébrant la Folie, Vous entendrez de moi une improvisation non préparée, qui en sera d’autant plus sincère.

Vous attendez peut-être, d’après l’usage commun de la rhétorique, que je fasse ma définition en plusieurs points. Non, je ne ferai rien de semblable. Il ne convient pas de limiter ou de diviser l’empire d’une divinité qui règne en tous lieux, et si loin que toute chose sur terre lui rend hommage. Et pourquoi me définir, me dessiner ou me peindre, puisque je suis en votre présence et que vous me contemplez de vos yeux? Je suis, comme vous le voyez, cette véritable dispensatrice du bonheur que les Latins nomment Stultitia, les Grecs, Moria.

Vous savez donc mon nom, hommes… Quelle épithète ajouter? Archifous? soit! La déesse Folie ne peut qualifier plus honnêtement ses fidèles. Mais on ne sait guère d’où je viens, et c’est ce que j’essayerai de vous expliquer, avec le bon vouloir des Muses.

Je suis née de Plutus, géniteur unique des hommes et des Dieux, n’en déplaise à Homère et à Hésiode et même à Jupiter. Un simple geste de lui, aujourd’hui comme jadis, bouleverse le monde sacré et le monde profane; c’est lui qui règle à son gré guerres, paix, gouvernements, conseils, tribunaux, comices, mariages, traités, alliances, lois, arts, plaisir, travail… Le souffle me manque…toutes les affaires publiques et privées des mortels. Sans son aide, le peuple entier des divinités poétiques, disons mieux, les grands Dieux, n’existeraient pas.

Tel est mon père, et je m’en vante. Il ne m’a point engendrée de son cerveau, comme Jupiter cette triste et farouche Pallas, mais il m’a fait naître de la Jeunesse, la plus délicieuse de toutes les nymphes et la plus gaie.

Entre eux, nul lien du fâcheux mariage, bon à produire un forgeron boiteux tel que Vulcain, mais le

commerce de l’Amour seulement, comme dit notre Homère, ce qui est infiniment plus doux.

Si vous me demandez où je suis née, je vous dirai que ce ne fut ni dans l’errante Délos, ni dans la mer aux mille plis, ni dans des grottes azurées, mais dans les Iles Fortunées, où les récoltes se font sans semailles ni labour. Travail, vieillesse et maladie y sont inconnus. Naissant de telles délices, je n’ai point salué la vie par des larmes, mais tout de suite j’ai ri à ma mère. Je m’allaitai aux mamelles de deux nymphes très charmantes : l’Ivresse, fille de Bacchus, et l’Ignorance, fille de Pan. Reconnaissez-les ici, dans le groupe de mes compagnes.

Je vais vous présenter celles-ci, mais par ma foi, je ne les nommerai qu’en grec.

 

Au fur et à mesure que la Folie les nomme, l’Amour-propre, la Flatterie, l’Oubli, la Paresse, la Volupté, l’Etourderie et la Mollesse entrent en scène.

 

Celle qui a les sourcils froncés, c’est l’Amour-propre. Celle que vous voyez rire des yeux et applaudir des mains, c’est la Flatterie. Celle qui semble dans un demi-sommeil, c’est l’Oubli. Celle qui s’appuie sur les coudes et croise les mains, c’est la Paresse. Celle qui est couronnée de roses et ointe de parfums, c’est la Volupté. Celle dont les yeux errent sans se fixer, c’est l’Etourderie. Celle qui est bien en chair et de teint fleuri, c’est la Mollesse. Et voici, parmi ces jeunes femmes, deux dieux : celui de la Bonne Chère et celui du Profond Sommeil. Ce sont là tous mes serviteurs, qui m’aident fidèlement à garder le gouvernement du Monde et à régner, même sur les rois.

 

Vous connaissez mon origine, mon éducation, ma société. A présent, pour bien établir mes droits au titre divin, je vous révèlerai quels avantages je procure aux Dieux et aux hommes, et jusqu’où s’étend mon empire.

Ouvrez bien vos oreilles.

 

Acte I

 

La Folie, L’Amour-propre, La Flatterie, L’Oubli, La Paresse, La Volupté, L’Etourderie, La Mollesse

 

Scène 1

 

La Folie :

 

Qu’y a-t-il de plus doux, de plus précieux, que la vie elle-même ? Et à qui doit-on qu’elle commence sinon à moi ?

 

La Volupté :

 

Ce n’est point, n’est-ce pas, la lance de Pallas au père puissant, ni l’égide de Jupiter assembleur de nuées, qui engendrent le genre humain et le propagent.

Le père des divinités et le maître des humains, qui fait trembler tout l’Olympe d’un signe de tête, est bien obligé de remiser sa foudre à triple pointe et ce visage titanique qui terrifie les Dieux, pour emprunter un pauvre masque, comme un acteur de comédie, chaque fois qu’il veut faire, ce qu’il fait souvent, un enfant.

 

La Folie :

 

Les Stoïciens ont la prétention de voisiner avec les Dieux. Qu’on m’en donne un qui soit trois ou quatre fois, mettons mille fois stoïciens ; dans le cas qui nous occupe, il devra bien déposer sa morgue, dérider son front, abdiquer ses inflexibles principes, et il lui arrivera de débiter quelques bêtises et de risquer quelques folies.

Oui, c’est moi, c’est bien moi qu’il appellera à l’aide, s’il veut être père.

 

La Volupté :

 

Avec quoi engendre-t-on les Dieux et les hommes ? Est-ce avec la tête, la face, la poitrine ? Est-ce avec la main ou l’oreille, toutes parties dites honnêtes ? Non point. Ce qui propage la race humaine, c’est une autre partie, si folle, si ridicule, qu’on ne peut la nommer sans rire.

 

L’Etourderie :

 

Et puis, quel homme, je vous le demande, tendrait le col au joug du mariage, si, comme font nos sages, il calculait préalablement les inconvénients d’un tel état ?

 

L’Oubli :

 

Et quelle femme irait à l’homme, si elle méditait ce qu’il y a de dangereux à mettre un enfant au monde et de fatigues pour l’élever ?

 

La Folie :

 

Comme vous devez la vie au mariage, vous devez le mariage à ma suivante l’Etourderie. Quelle femme, ayant passé par là, voudrait recommencer, si l’Oubli, que voici, n’était auprès d’elle ?

 

Scène 2

 

La Folie :

 

Mais ce serait peu de me montrer à vous Semence et Source de la vie, si je n’ajoutais que tout ce qu’il y a de bon en elle, vous me le devez également.

Que serait la vie, en effet, et mériterait-elle son nom, si le plaisir manquait ? Pas un de vous n’est assez sage, ou plutôt assez fou, non, disons assez sage, pour être d’un autre avis.

 

La Volupté :

 

Toute heure de la vie serait triste, ennuyeuse, insipide, assommante, s’il ne s’y joignait le plaisir, c’est-à-dire si la Folie n’y mettait son piquant.

 

La Folie :

 

Je peux invoquer ici le témoignage de Sophocle, jamais assez loué, qui dit à mon sujet : « Moins on a de sagesse, plus on est heureux. » Mais allons en détail au fond du débat.

Qui ne sait que le premier âge est le plus joyeux et agréable à vivre !

 

La Volupté :

 

Si nous aimons les enfants, les baisons, les caressons, si un ennemi même leur porte secours, n’est-ce pas parce qu’il y a en eux la séduction de la Folie ?

La prudente Nature en munit les nouveaux-nés pour qu’ils récompensent en agrément ceux qui les élèvent et qu’ils se concilient leur protection. A cet âge succède la jeunesse.

 

La Folie :

 

D’où vient le charme des enfants, sinon de moi, qui leur épargne la raison, et, du même coup, le souci ? Dis-je vrai ?

 

L’Oubli :

 

Quand ils grandissent, étudient et prennent l’usage de la vie, leur grâce se fane, leur vivacité languit, leur gaîté se refroidit, leur vigueur baisse.

 

La Folie :

 

A mesure que l’homme m’écarte, il vit de moins en moins.

Enfin, voici l’importune vieillesse, à charge à autrui comme à elle-même, et que personne ne pourrait supporter, si la Folie ne venait encore secourir tant de misères.

 

La Folie :

 

Comme font chez les poètes, les Dieux qui sauvent de la mort par une métamorphose, je ramène au premier âge les vieillards voisins du tombeau.

 

L’Oubli :

 

C’est pour cela qu’on dit d’eux fort justement qu’ils sont retombés en enfance.

 

La Folie :

 

Exactement. D’ailleurs, je n’ai pas à cacher comment j’opère. La fontaine de la nymphe Léthé jaillit aux Iles Fortunées; j’y mène mes vieilles gens : ils y boivent les longs oublis, leurs peines s’y noient et s’y rajeunissent.

 

L’Etourderie :

 

Et de ce fait, on croit qu’ils déraisonnent, qu’ils radotent ; sans doute, c’est cela même qui est redevenir enfant. Radoter, déraisonner, n’est-ce pas tout le charme de l’enfance ?

 

La Paresse :

 

Heureusement qu’ils radotent ! Imaginez un vieillard qui joindrait à son expérience complète de la vie l’avantage de la force de l’âme et de la pénétration du jugement, qui supporterait de l’avoir pour ami et pour familier ?

 

La Folie :

 

Laissons plutôt cet âge radoter. Mon vieillard échappe aux maux qui tourmentent le sage. C’est un joyeux vide-bouteille ; le dégoût de l’existence ne l’atteint pas, dont peut souffrir un âge plus robuste. Il est heureux par mes bienfaits, agréable à ses amis et à la société.

 

L’Oubli :

 

Par là, les vieillards l’emportent même sur la petite enfance, tout aimable assurément, mais privée du plaisir suprême de la vie, qui est de bavarder.

 

L’Etourderie :

 

Ajoutez que les vieillards adorent les enfants et que ceux-ci raffolent d’eux, car qui se ressemble s’assemble. Ils ne diffèrent que par les rides et le nombre d’années. Cheveux clairs, bouche sans dents, corps menu, goût du lait, balbutiement, babillage, niaiserie, manque de mémoire, étourderie, tout les rapproche ; et plus s’avance la vieillesse, plus s’accentue cette ressemblance, jusqu’à l’heure où l’on sort des jours, incapable à la fois, comme l’enfant, de regretter la vie et de sentir la mort.

 

Scène 3

 

La Folie :

 

Si les mortels se décidaient à rompre avec la Sagesse et vivaient sans cesse avec moi, au lieu de l’ennui de vieillir, ils connaîtraient la jouissance d’être toujours jeunes. Ne croyez-vous pas les gens moroses, en proie à la philosophie ou aux difficultés des affaires, la plupart vieillis avant d’avoir eu leur jeunesse, parce que les soucis, la tension continuelle de la pensée ont progressivement tari en eux le souffle et la sève de la vie ? Mes fols, au contraire, gras et reluisants, la peau brillante ne subiraient jamais le moindre inconvénient de l’âge, s’ils se gardaient entièrement de la contagion des sages. Ils y cèdent parfois, les hommes n’étant point parfaits,

parce qu’ils oublient l’adage vulgaire qui est ici de poids : « Seule la Folie conserve la jeunesse et met en fuite la vieillesse fâcheuse. »

Si vous êtes tous très persuadés que c’est le bien suprême, et la vieillesse le plus détestable des maux, voyez à quel point je peux vous servir, moi qui ramène l’une et vous délivre de l’autre.

 

L’Amour-propre :

 

D’après les Stoïciens, la Sagesse consiste à se faire guider par la raison, la Folie à suivre la mobilité des passions. Pour que la vie des hommes ne fût pas tout à fait triste et maussade, Jupiter leur a donné beaucoup plus de passions que de raison.

 

La Volupté :

 

En outre, cette raison il l’a reléguée dans un coin étroit de la tête, abandonnant aux passions le corps tout entier. Enfin, à la raison isolée, il a opposé la violence de deux tyrans : la Colère, qui tient la citadelle de la poitrine avec la source vitale qu’est le coeur, et la Concupiscence, dont l’empire s’étend largement jusqu’au bas-ventre.

 

La Mollesse :

 

Comment se défend-elle contre ces deux puissances réunies ?

 

La Folie :

 

L’usage commun des hommes le montre assez. La raison ne peut que crier, jusqu’à s’enrouer, les ordres du devoir.

Mais c’est un roi qu’ils envoient se faire pendre, en couvrant sa parole d’injures ; de guerre lasse, il se tait et s’avoue vaincu.

 

Scène 4

 

La Flatterie :

 

L’homme, cependant, étant né pour gouverner les choses, aurait dû recevoir plus qu’une petite once de raison

.

 

La Folie :

 

Jupiter me consulta sur ce point comme sur les autres, et je lui donnai un conseil digne de moi : celui d’adjoindre la femme à l’homme. Ce serait en effet, me disais-je, un animal délicieux, fol et déraisonnable, mais plaisant en même temps, qui, dans la vie domestique, mêlerait sa folie au sérieux de son partenaire et en atténuerait les inconvénients. Les femmes pourraient-elles m’en vouloir de leur attribuer la folie, à moi qui suis femme et la Folie elle-même ?

 

La Flatterie :

 

Assurément non. A y regarder de près, c’est ce don de folie qui leur permet d’être à beaucoup d’égards plus heureuses que les hommes. Elles ont sur eux, d’abord l’avantage de la beauté, qu’elles mettent très justement au-dessus de tout et qui leur sert à tyranniser les tyrans eux-mêmes.

L’homme a les traits rudes, la peau rugueuse, une barbe touffue qui le vieillit, et tout cela signifie la sagesse ; les femmes, avec leurs joues toujours lisses, leur voix douce, leur tendre peau, ont pour elles les attributs de l’éternelle jeunesse.

 

La Volupté :

 

D’ailleurs, que cherchent-elles en cette vie, sinon plaire aux hommes le plus possible ? N’est-ce pas la raison de tant de toilettes, de fards, de bains, de coiffures, d’onguents et de parfums, de tout cet art de s’arranger, de se peindre, de se faire le visage, les yeux et le teint ? Et n’est-ce pas la Folie qui leur amène le mieux les hommes ? Ils leur promettent tout, et en échange de quoi ?

 

La Folie :

 

Du plaisir ! Mais elles ne le donnent que par la Folie.

 

La Flatterie :

 

C’est de toute évidence, si vous songez aux niaiseries que l’homme conte à la femme, aux sottises qu’il fait pour elle, chaque fois qu’il s’est mis en tête de prendre son plaisir.

 

La Folie :

 

Vous savez maintenant quel est le premier, le plus grand agrément de la vie, et d’où il découle.

 

Scène 5

 

La Mollesse :

 

Il est pourtant des gens, surtout de vieil âge, plus amis de la bouteille que de la femme, qui trouvent le bonheur suprême aux beuveries.

 

La Folie :

 

Qu’il puisse y avoir sans femmes un repas exquis, d’autres en décideront ; j’affirme, moi, qu’il doit être assaisonné de folie. S’il y manque, vraie ou feinte, la folie d’un boute-en-train, on fait venir à table le bouffon payé ou le parasite ridicule, dont les saillies grotesques, folles par conséquent, chasseront le silence et l’ennui.

 

La Mollesse :

 

C’est on ne peut plus vrai. Car à quoi bon se charger le ventre de tant de mets abondants et friands, si les yeux, les oreilles et l’âme entière ne se repaissent de rires, de plaisanteries et de paroles joviales ?

 

La Folie :

 

Or, cette partie du service, c’est bien moi qui l’ordonne uniquement.

 

La Paresse :

 

Oh ça, on ne peut nier que tous ces usages des festins, tirer le roi au sort, jeter les dés, porter des santés, boire et chanter à tour de rôle, se passer la myrte après la chanson, et la danse, et la pantomime, ce ne sont pas les Sept Sages de la Grèce qui les ont inventés…

 

La Folie :

 

C’est moi pour le bonheur du genre humain ! Et ce qui les caractérise, c’est que plus ils contiennent de folie, plus ils enchantent l’existence.

 

Scène 6

 

La Paresse :

 

Certains dédaigneront cette sorte de plaisir et s’attacheront plutôt aux douceurs et aux habitudes de l’amitié. L’amitié, assurent-ils, doit être préférée à tout en ce monde ; elle n’est pas moins nécessaire que l’air, le feu ou l’eau ; son charme est tel que l’ôter du milieu des hommes serait leur ravir le soleil.

 

La Folie :

 

Permettez, s’il vous plaît, mais là encore je peux prouver que, de ce grand bien, je suis à la fois la poupe et la proue ; le gros bon sens y suffit et vous allez le toucher du doigt.

 

L’Etourderie :

 

Voyons un peu.

 

La Folie :

 

Connivence, méprise, aveuglement, illusion à l’égard des défauts de ses amis, complaisance à prendre les plus saillants pour des qualités et à les admirer comme tels, cela n’est-il pas voisin de la folie ?  Je parle ici du commun des mortels, dont aucun ne naît sans défauts et dont le meilleur est celui qui a les moins grands. Mais, parmi ces sortes de dieux qu’on appelle Sages, nulle amitié ne peut se former à moins d’être morose et sans grâce, et encore très peu d’entre eux se lient, pour ne pas dire aucun.

 

L’Etourderie :

 

Si parfois une sympathie mutuelle réunit ces esprits austères, elle reste instable, éphémère, entre gens sévères, clairvoyants à l’excès, qui discernent les défauts de leurs amis d’un oeil aussi perçant que celui de l’aigle ou du serpent d’Epidaure.

 

La Flatterie :

 

Pour leurs propres imperfections, il est vrai, ils ont la vue bien obscurcie, ils ignorent la besace qui leur pend sur le dos.

 

La Folie :

 

Ainsi, puisque aucun homme n’est exempt de grands défauts, demandez-vous comment les sages, ces argus perspicaces, pourraient jouir même une heure de l’amitié, si n’intervenait dans leurs cas ce que les Grecs appellent Euétheia, ce que nous pourrons traduire soit par folie, soit par indulgente facilité.

 

L’Amour-propre :

 

Mais quoi ! Cupidon, qui crée et qui resserre tous les liens, n’est-il pas entièrement aveugle ? De même que ce qui n’est pas beau lui semble l’être, n’obtient-il pas que chacun de vous trouve beau ce qui lui appartient, et que le vieux raffole de sa vieille comme l’enfant de sa poupée ? Ces ridicules-là sont courants, et l’on s’en moque ; c’est eux pourtant qui rendent la vie agréable et font le lien de la société.

 

Scène 7

 

La Folie :

 

Ce que je dis de l’amitié s’applique mieux encore au mariage, union contractée pour la vie. Dieux immortels ! Que de divorces et d’aventures pires que le divorce ne multiplierait pas la vie domestique de l’homme et de la femme, si elle n’avait pour aliments et pour soutien : la complaisance, le badinage, la faiblesse, l’illusion, la dissimulation, enfin tous mes satellites !

 

L’Oubli :

 

Ah ! qu’il se conclurait peu de mariages, si l’époux s’informait prudemment des jeux dont la petite vierge, aux façons délicates et pudiques, s’est amusée fort avant les noces !

 

L’Etourderie :

 

Et plus tard, quel contrat pourrait tenir, si la conduite des femmes ne se dérobait à l’insouciance et à la bêtise des maris !

 

L’Amour-propre :

 

Tout cela s’attribue à la Folie ; c’est par elle que la femme plaît à son mari, le mari à sa femme, que la maison est tranquille et que le lien conjugal ne se dénoue pas. On rit du cocu, du cornard comment ne l’appelle-t-on pas ! Mais lui sèche sous ses baisers les larmes de l’adultère. Heureuse illusion, n’est-ce pas ? et qui vaut mieux que se ronger de jalousie et prendre tout au tragique !

 

La Folie :

 

Vous voyez que sans moi, jusqu’à présent, aucune société n’a d’agrément, aucune liaison n’a de durée.

 

L’Amour-propre :

 

Le peuple ne supporterait pas longtemps son prince.

 

La Flatterie :

 

Le valet son maître.

 

L’Oubli :

 

La suivante sa maîtresse.

 

La Paresse :

 

L’élève son professeur.

 

La Volupté :

 

La femme son mari.

 

L’Etourderie :

 

L’employé son patron.

 

La Mollesse :

 

Le camarade son camarade.

 

La Volupté :

 

L’hôte son hôte.

 

La Folie :

 

S’ils ne se maintenaient l’un l’autre dans l’illusion. S’il n’y avait entre eux tromperie réciproque, flatterie, prudente connivence. Enfin le lénifiant échange du miel de la Folie.

 

La Folie :

 

Ecoutez plus fort encore.

 

Acte II

 

Un petit salon avec un grand écran.

 

Scène 1

 

La Folie entre seule, nonchalamment, en fumant un long cigare.

 

La Folie :

 

Dites-moi si l’homme qui se hait soi-même est capable d’aimer autrui. Si celui qui se combat soi-même peut s’entendre avec quelqu’un. Si celui qui est à charge à soi-même peut être agréable à un autre. Pour le prétendre, il faudrait être plus fou que moi.

Eh bien, si l’on me chassait de la société, nul ne pourrait un instant supporter ses semblables, chacun même se prendrait en dégoût et en haine. La Nature, souvent plus marâtre que mère, a semé dans l’esprit des hommes, pour peu qu’ils soient intelligents, le mécontentement de soi et l’admiration d’autrui. Ces dispositions assombrissent l’existence ; elle y perd tous ses avantages, ses grâces et son charme. A quoi sert, en effet, la beauté, si elle vient à se flétrir ? A quoi bon la jeunesse, si on la laisse corrompre par un ennui sénile ? Comment paraître avec grâce, charme et succès, si l’on se sent mécontent de soi ? Supprimez ce sel de la vie, aussitôt l’orateur se refroidit dans son discours, la mélodie du musicien ennuie, le jeu de l’acteur est sifflé, on rit du poète et de ses Muses, le peintre se morfond sur son tableau et le médecin meurt de faim avec ses drogues. Tant il est nécessaire que chacun se complaise en soi-même et s’applaudisse le premier pour se

faire applaudir des autres. En fin de compte, si le bonheur consiste essentiellement à vouloir être ce que l’on est, ma bonne Amour-propre le facilite pleinement. Elle fait que personne n’est mécontent de son visage, ni de son esprit, de sa naissance, de son rang, de son éducation, de son pays. Et quelle prévoyante sollicitude de la Nature, qui fait merveilleusement disparaître tant d’inégalités ! A-t-elle, pour quelqu’un, été avare de ses dons ? Elle renforce aussitôt chez lui l’amour-propre, et je viens de m’exprimer fort sottement, puisque ce don-là vaut bien tous les autres.

 

Scène 2

 

La Folie :

 

Maintenant je vais vous montrer qu’il n’est point d’action d’éclat que je n’inspire, point de bel art dont je ne sois la créatrice.

 

La Folie se saisit de la commande de l’écran et l’allume. Défilent sur l’écran des images de guerre. Pause sur un charnier.

 

La Folie :

 

N’est-ce pas au champ de la guerre que se moissonnent les exploits ? Or, qu’est-il de plus fou que d’entamer ce genre de lutte pour on ne sait quel motif, alors que chaque parti en retire toujours moins de bien que de mal ?

 

Pendant que les images de guerre et de chefs de guerre défilent, la Folie commente.

 

La Folie :

 

Quand s’affrontent les armées bardées de fer, quand éclate le chant rauque des trompettes, on a besoin alors d’hommes gros et gras, qui réfléchissent peu et aillent de l’avant.

 

Pause sur le visage d’un chef de guerre.

 

La Folie :

 

On dira bien qu’en guerre l’intelligence joue un très grand rôle. Dans le chef, je l’accorde ; encore est-ce l’intelligence d’un soldat, non celle d’un philosophe.

 

Des images de légions de soldats. La Folie commente.

 

La Folie :

 

La noble guerre est faite par des parasites, des entremetteurs, des larrons, des brigands, des rustres, des imbéciles, des débiteurs insolvables, en somme par le rebut de la société…

 

La Folie met l’écran en veille.

 

La Folie :

 

…et nullement par des philosophes veillant sous la lampe.

Ceux-ci n’ont jamais rien su faire dans la vie, témoin Socrate lui-même, le sage par excellence, ayant voulu parler au public sur je ne sais quel sujet, il dut se taire devant la risée générale. Il ne montre de bon sens que lorsqu’il se refuse à prendre ce titre de sage, réservé par lui à Dieu seul, et quand il conseille à ses pareils de ne pas se mêler des affaires publiques. Il eût mieux fait d’enseigner que, pour vivre en homme, il faut s’abstenir de sagesse. Ce qui lui a valu de boire la ciguë, n’est-ce pas précisément l’inculpation de sagesse ?

Tandis qu’il philosophait sur des idées et des nuées, mesurait mathématiquement les pattes de la puce, observait le bourdonnement du moucheron, il n’a rien compris à l’ordinaire de l’existence.

 

La Folie :

 

Je reviens à mon sujet.

 

La Folie laisse défiler sur l’écran des images d’émeutes ou de manifestations violentes. Pause sur l’image d’un tribun haranguant la foule.

 

La Folie :

 

La plèbe soulevée, prête aux extrêmes violences, qui l’a ramenée à la concorde ? Est-ce un discours de philosophe ? Nullement ; c’est l’apologue risible et puéril des « membres et de l’estomac ».

 

Images de pantalonnades de différents leaders politiques. Pause sur l’une d’elle.

 

La Folie :

 

C’est par ces niaiseries-là qu’on mène cette énorme et puissante bête qu’est le peuple.

 

La Folie laisse défiler des images d’hommes politiques en campagne électorale. Pause sur l’image d’un leader connu.

 

La Folie :

 

La vaine gloire est une sirène fort persuasive que les sages accablent de leur anathème : « Quoi de plus insensé, disent-ils, que de flatter le peuple pour une candidature, d’acheter ses suffrages, de pourchasser l’applaudissement de tant de fous, de se complaire à être acclamé, de se faire porter en triomphe comme une idole ou de se voir en statue d’airain sur le forum ?

 

La Folie laisse défiler des images de tyrans. Pause sur l’une d’elles.

 

La Folie :

 

Ajoutez-y les honneurs divins rendus à un pauvre être humain, les cérémonies publiques où sont mis au rang des Dieux les tyrans les plus exécrables. Ce sont là de telles folies qu’un seul Démocrite ne suffirait pas à s’en moquer.

 

La Folie laisse défiler les images de personnages historiques tout en faisant son commentaire qu’elle achève sur le visage de l’un des plus célèbres.

 

La Folie :

 

C’est entendu. Mais de ces folies sont nés les hauts faits des héros que tant de pages brillantes portent aux nues. Elles engendrent les cités, maintiennent les empires, les magistratures, la religion, les desseins et les jugements des hommes. La vie entière du héros n’est qu’un jeu de la Folie.

 

La Folie met l’écran en veille.

 

La Folie :

 

Parlons à présent des métiers. Comment les esprits ont-ils conçu et transmis tant de connaissances qui passent pour excellentes, sinon par soif de la gloire ? C’est à force de veilles et de sueurs que des hommes, en vérité extrêmement fous, ont cru acheter cette renommée qui est bien la plus vaine des choses.

 

La Folie laisse défiler des images d’ouvriers travaillant l’industrie. A la suite, vont apparaître des images de productions utilisant une technologie avancée. La Folie l’accompagne du commentaire suivant qu’elle achève sur l’image d’un de ces produits.

 

La Folie :

 

Vous n’en devez pas moins à la Folie toutes les précieuses commodités de l’existence par lesquelles, ce qui est infiniment agréable, vous tirez parti de la folie d’autrui.

 

La Folie met l’écran en veille.

 

La Folie :

 

A présent que j’ai réussi à m’attribuer les effets du courage et du labeur de l’humanité, ne vais-je pas revendiquer aussi les mérites du bon sens ?

Comment ! dira quelqu’un, autant vaut marier l’eau et le feu.

Puisque le bon sens tient à l’expérience, l’honneur en doit-il revenir au sage qui n’entreprend rien, tant par modestie que par timidité de caractère, ou au fou qui est exempt de modestie et ne saurait être timide, puisque le danger n’est pas connu de lui ?

Le sage se réfugie dans les livres des Anciens et n’y apprend que de froides abstractions ; le fou, en abordant les réalités et les périls, acquiert à mon avis le vrai bon sens. Homère l’a bien vu, malgré sa cécité, lorsqu’il a dit : « Le fou s’instruit à mes dépens. »

Deux obstacles principaux empêchent de réussir aux affaires : l’hésitation, qui trouble la clarté de l’esprit, et la crainte qui montre le péril et détourne d’agir. La Folie en débarrasse à merveille ; mais peu de gens comprennent l’immense avantage qu’il y a à ne jamais hésiter et tout oser.

 

L’écran est toujours en veille.

 

La Folie :

 

Je suppose que quelqu’un regarde de haut la vie de l’homme, et observe la quantité de maux qui fondent sur lui, sa naissance humiliée, son éducation difficile, les dangers autour de son enfance, les durs labeurs imposés à sa jeunesse, sa vieillesse pénible, et la dure nécessité de la mort, après tant de maladies, d’incommodités qui l’assaillent de tous côtés, qui empoisonnent son existence entière. Ne parlons pas du mal que l’homme fait à l’homme : il le ruine, l’emprisonne, le déshonore, le torture, lui tend des pièges, le trahit ; tout énumérer, avec les outrages, les procès, les escroqueries, ce serait compter des grains de sable.

Vous sentez, je pense, ce qui se produirait, si partout les hommes étaient sages. Moi, tout au contraire, aidée de l’Ignorance autant que de l’Etourderie, en leur faisant oublier leur misère, espérer le bonheur, goûter quelquefois le miel des plaisirs, je les soulage si bien de leurs maux qu’ils quittent la vie avec regret.

 

La Folie rallume l’écran. Tandis que des images de vieillards défilent, la Folie commente. Le défilement s’achève par une pause sur l’image d’une vieille femme souriante excessivement maquillée.

 

La Folie :

 

La vie n’ennuie nullement les hommes puisque moins ils ont de motifs d’y tenir, plus ils s’y cramponnent.

Ce sont mes clients, ces vieux qui ont atteint l’âge de Nestor et perdu toute forme humaine, et qu’on voit balbutiant, radotant, les dents cassées, le cheveu blanchi ou absent, ou, pour les mieux peindre avec les mots d’Aristophane, malpropres, voûtés, ridés, chauves et édentés, sans menton, s’acharner à goûter la vie. Aussi se rajeunissent-ils, l’un teignant ses cheveux, l’autre en portant perruque, celui-ci par des fausses dents, celui-ci en s’amourachant d’une pucelle et en faisant pour elle plus de folies qu’un tout jeune homme. Mais le plus charmant est de voir des vieilles, si vieilles, si cadavéreuses qu’on les croirait de retour des Enfers, répéter constamment : « La vie est belle ! ». Elles séduisent à prix d’or quelque jeune Phaon, se fardent sans relâche, ont toujours le miroir à la main, s’épilent à l’endroit secret, étalent des mamelles flasques et flétries, sollicitent

d’une plainte chevrotante un désir qui languit, veulent boire, danser parmi les jeunes filles, écrire des billets doux. Chacun se moque et les dit ce qu’elles sont, archifolles. En attendant, elles sont contentes d’elles, se repaissent de mille délices, goûtent toutes les douceurs et, par moi, sont heureuses.

 

Toujours pause sur l’image d’une vieille femme souriante très maquillée

 

La Folie :

 

Je prie ceux qui les trouvent ridicules, d’examiner s’il ne vaut pas mieux couler sa douce vie en cette folie que de chercher, comme on dit, la poutre pour se pendre.

Je crois entendre ici les philosophes réclamer : « C’est précisément fort malheureux qu’on soit tenu ainsi par la Folie dans l’illusion, l’erreur et l’ignorance. » Mais non, c’est être homme, tout simplement.

 

La Folie met l’écran en veille.

 

La Folie :

 

Il n’y a rien de malheureux à être ce qu’on est, à moins qu’un homme ne se juge à plaindre de ne pouvoir voler comme les oiseaux, marcher à quatre pattes, comme le reste des animaux, ou être armé de cornes comme le taureau. Dirait-on malheureux un très beau cheval, parce qu’il ne sait pas la grammaire et ne mange pas de gâteaux, ou un taureau parce qu’il ne peut pas faire de la gymnastique ? De même que son ignorance grammaticale ne saurait rendre malheureux le cheval, la Folie ne fait point le malheur de l’homme, puisqu’elle est conforme à sa nature.

 

Scène 3

 

La Folie laisse défiler des images d’insectes et d’abeilles. Le commentaire suivant prend fin quand le défilement des images s’achève par une pause sur une tête d’abeille.

 

La Folie :

 

Ne croyez-vous pas, dans tout le reste des espèces animales, que celles qui vivent le mieux sont les moins éduquées, celles qui n’ont pour les instruire que la Nature ? Qu’y a-t-il de plus heureux et plus admirable que les abeilles ? Pourtant, elles ne possèdent pas tous les sens.

 

La Folie discourt en même temps que défilent des images de chevaux.

 

La Folie :

 

Le cheval, au contraire, qui a les mêmes sens que les hommes et vit en leur compagnie, participe à leurs misères. Ne supportant point d’être dépassé à la course, il s’exténue et, s’obstinant à vaincre dans la bataille, il est percé de coups et mord la poussière avec son cavalier. Je passe sous silence le mors très rude, les éperons aigus, la captivité de l’écurie, le fouet, le bâton, les brides, le cavalier, enfin tout ce drame d’une servitude qu’il accepte volontairement, lorsque d’un courage tout humain il se donne entièrement à sa vengeance.

 

La Folie discourt en même temps que défilent des images de mouches et d’oiseaux, puis d’oiseaux en cage. Son commentaire prend fin au moment où le défilement d’images s’achève par une pause sur un oiseau en cage.

 

La Folie :

 

Combien est préférable l’existence des mouches et des oiseaux, livrés au hasard et à l’instinct naturel autant que le permet l’embûche des hommes ! Mis en cage par eux et instruits à imiter leur voix, les oiseaux perdent étrangement de leur beauté native. Aussi ne louerai-je jamais assez ce coq qui faisait le Pythagore en ses métamorphoses. Il jugeait que l’homme était le plus calamiteux des animaux, parce que tous acceptent de vivre dans les limites de leur nature, tandis que seul l’homme s’efforce de les franchir.

 

La Folie met l’écran en veille.

 

Scène 4

 

L’écran est encore en veille.

 

La Folie :

 

Encore préférait-il, à beaucoup d’égards, parmi les hommes, les ignorants aux savants et aux puissants. Les vivants qui obéissent à la Sagesse sont de beaucoup les moins heureux. Par une double démence, oubliant qu’ils sont nés hommes, ils veulent s’élever à l’état des Dieux souverains et, à l’exemple des Géants, munis des armes de la science, ils déclarent la guerre à la Nature. A l’inverse, les moins malheureux sont ceux qui se rapprochent le plus de l’animalité et de la stupidité.

Essayons de le faire comprendre, par un exemple grossier. Y a-t-il espèce plus heureuse que ces gens qu’on traite vulgairement de toqués, de timbrés ou d’innocents, de très beaux surnoms à mon avis ? L’assertion paraît d’abord insensée, absurde ; elle est pourtant d’une vérité certaine. Ces gens-là n’ont point la crainte de la mort, et, pardieu ! ce n’est pas peu de chose ! Rien, en somme, ne les tourmente de ces mille soucis dont la vie est faite. Ils ignorent la honte, la crainte, l’ambition, l’envie, l’amour, et même, s’ils parviennent à l’inconscience de la brute, les théologiens assurent qu’ils sont sans péché.

 

La Folie discourt en même temps que défilent des images de bouffons. Son discours prend fin au moment où le défilement d’images s’achève par une pause sur le visage de l’un d’entre eux.

 

La Folie :

 

Les plus grands rois les goûtent si fort que plus d’un, sans eux, ne saurait se mettre à table ou faire un pas, ni se passer d’eux pendant une heure. Ils prisent leurs fous bien plus que les sages austères, qu’ils ont l’habitude d’entretenir par ostentation. Cette préférence s’explique aisément et n’étonne point, quand on voit ces sages n’apporter aux princes que tristesse. Les bouffons, eux, procurent ce que les princes recherchent partout et à tout prix : l’amusement, le sourire, l’éclat de rire, le plaisir.

Accordez aussi aux fous une qualité qui n’est pas à dédaigner : seuls, les fous sont francs et véridiques. Les princes, dans leur félicité, me paraissent fort à plaindre d’être privés d’entendre la vérité, et forcés d’écouter des flatteurs et non des amis. On me dira que les oreilles princières ont précisément horreur de la vérité et que, si elles fuient les sages, c’est par crainte d’ouïr parmi eux une voix plus sincère que complaisante. Je le reconnais, la vérité n’est pas aimée des rois. Et pourtant, mes fous réussissent cette chose étonnante de la leur faire accepter, et même de leur causer du plaisir en les injuriant ouvertement. Le même mot, qui, dans la bouche d’un sage, lui vaudra la mort, prononcé par un fou réjouira prodigieusement le maître. C’est donc que la vérité a bien quelque pouvoir de plaire, si elle ne contient rien d’offensant, mais les Dieux l’ont réservée

aux fous.

 

En prononçant les derniers mots, la Folie éteint l’écran.

 

 

Acte III

 

Deux conférencières, La Folie et L’Amour-propre, en blouse d’infirmière. Des scénettes jouées par les compagnes de la Folie illustrent leurs propos.

 

Scène 1

 

La Folie :

 

J’entends coasser derechef les stoïciennes grenouilles : « La démence, disent-elles, est le pire des maux ; or, l’insigne folie touche à la démence ou plutôt se confond avec elle, puisqu’un dément est un esprit qui ne raisonne pas. »

 

L’Amour-propre :

 

Mais les grenouilles se trompent absolument. Nos dialecticiens devraient distinguer deux sortes de démence, pour se montrer eux-mêmes sensés.

 

La Folie :

 

En effet, toute démence n’est pas nuisible par définition. Autrement Horace n’eût pas dit : « Suis-je le jouet d’un aimable délire ? » Platon n’eût pas compté la fureur poétique, celle des devins, et aussi l’exaltation des amoureux, parmi les grands bienfaits de ce monde.

 

L’Amour-propre :

 

C’est donc bien qu’il y a deux espèces de démence.

 

La Folie :

 

Il en est une que les Furies déchaînent des Enfers, toutes les fois qu’elles lancent leurs serpents et jettent au coeur des mortels l’ardeur de la guerre, la soif inextinguible de l’or, l’amour déshonorant et coupable, le parricide, l’inceste, le sacrilège et tout le reste, ou lorsqu’elles poursuivent de leurs torches terrifiantes les consciences criminelles.

 

L’Amour-propre :

 

L’autre démence n’a rien de semblable ; elle émane de la Folie et c’est la plus souhaitable chose.

 

La Folie :

 

Elle naît chaque fois qu’une douce illusion libère l’âme de ses pénibles soucis, et la rend aux diverses formes de la volupté. Cette illusion, Cicéron écrit qu’il la désire comme un don suprême des Dieux, afin d’y trouver l’oubli de tous ses malheurs. Je n’appelle pas démence, notez-le bien, toute aberration des sens ou de l’esprit. Un qui a la berlue prend un âne pour un mulet, comme un autre s’extasie sur un mauvais poème ; on n’est pas fou pour cela.

 

L’Amour-propre :

 

Mais si, outre les sens, le jugement s’y trompe, et surtout avec excès et continuité, pourra-t-on reconnaître la démence ?.

 

La Folie :

 

Bien sûr. C’est le cas de l’homme qui, chaque fois que l’âne brait, jouit d’une symphonie, ou du pauvre diable, d’infime condition, qui se figure être Crésus, roi de Lydie.

 

L’Amour-propre :

 

Elle est beaucoup plus fréquente qu’on ne le croit dans le public.

 

La Folie :

 

Si fait! Mon avis, à moi, est que plus on est fou, plus on est heureux, pourvu qu’on s’en tienne au genre de folie qui est mon domaine, domaine bien vaste à la vérité, puisqu’il n’y a sans doute pas, dans l’espèce humaine, un seul individu sage à toute heure et dépourvu de toute espèce de folie.

 

L’Amour-propre :

 

Il n’existe donc ici qu’une différence : l’homme qui prend une citrouille pour une femme est traité de fou, parce qu’une telle erreur est commise par peu de gens ; mais celui dont la femme a de nombreux amants et qui, plein d’orgueil, croit et déclare qu’elle surpasse la fidélité de Pénélope, celui-là personne ne l’appellera fou, parce que cet état d’esprit est commun à beaucoup de maris.

 

Scène 2

 

La Folie :

 

Rangeons parmi ces illusionnés les chasseurs forcenés, dont l’âme n’est vraiment heureuse qu’aux sons affreux du cor et dans l’aboiement des chiens. Je gage que l’excrément des chiens pour eux sent la cannelle !

 

L’Amour-propre :

 

Et quelle ivresse à dépecer la bête ! Le voici, tête nue, à genoux, avec le coutelas spécial qu’aucun autre ne peut remplacer ; il fait certains gestes, dans un certain ordre, pour découper certains membres suivant le rite. A force de poursuivre les bêtes fauves et de s’en nourrir, les chasseurs finissent par leur ressembler ; ils n’en croient pas moins mener la vie des rois.

 

La Folie :

 

Fort semblables sont les gens qui ont la manie de la pierre, et qui s’activent sans cesse à changer leur demeure ; un jour, ils changent les pièces de leur logement de rondes en carrées, puis un autre jour, de carrées en rondes.

 

L’Amour-propre :

 

Aucune mesure, aucun terme à ces travaux, qui, entre nous, assourdissent le voisinage, mais surtout finissent par les ruiner complètement. Ils n’ont plus le moyen de se loger ni de se nourrir.

 

La Folie :

 

Qu’importe ! Ils ont passé quelques années parfaitement heureux.

 

L’Amour-propre :

 

Les joueurs doivent-ils être admis dans notre collège ?

 

La Folie :

 

J’en doute un peu.

 

L’Amour-propre :

 

Il n’y a pourtant pas de spectacle prêtant à rire comme ces gens assemblés, dont le coeur bondit et palpite au bruit des dés qui tombent.

L’espoir de gagner ne les abandonne jamais ; mais, lorsque la nef qui portait leur fortune s’est brisée contre l’écueil du jeu, ils frauderaient tout le monde plutôt que leur gagnant, craignant avant tout de passer pour peu délicats.

 

Scène 3

 

La Folie :

 

Je reconnais authentiquement de notre farine, ceux qui se plaisent à écouter ou à conter de mensongères et monstrueuses histoires de miracles. Ils ne se lassent point d’entendre ces fables énormes sur les fantômes, lémures et revenants, sur les esprits de l’Enfer et mille prodiges de ce genre.

 

L’Amour-propre :

 

Ô que oui ! Plus le fait est invraisemblable, plus ils s’empressent d’y croire et s’en chatouillent agréablement les oreilles.

 

La Folie :

 

Ces récits, d’ailleurs, ne servent pas seulement à charmer l’ennui des heures ; ils produisent quelque profit, et tout au bénéfice des prêtres et des prédicateurs.

 

L’Amour-propre :

 

Bien voisins sont les gens qui, par une folle mais douce persuasion, se figurent que la rencontre d’une statue ou d’une peinture de saint Christophe les assure de ne point mourir dans la journée. Et ceux qui s’adressent à saint Erasme à certains jours, avec certains petits cierges et certaines petites prières, convaincus qu’ils feront fortune promptement.

 

La Folie :

 

Que dirai-je de celui qui se flatte délicieusement d’obtenir pour ses crimes des pardons imaginaires ou de qui se nourrit de formules magiques et d’oraisons inventées par un pieux imposteur, vaniteux ou avide, et qui s’en promet tout, richesses, honneurs, plaisirs, abondance, santé toujours solide, verte vieillesse et, pour finir, un siège au Paradis !

 

L’Amour-propre :

 

Encore ne veulent-ils s’y asseoir que le plus tard possible, quand les voluptés de cette vie, auxquelles ils se cramponnent, les abandonneront malgré eux et qu’ils devront se contenter de celles du Ciel.

 

La Folie :

 

Voyez donc ce marchand, ce soldat, ce juge, qui, sur tant de rapines, prélèvent un peu de monnaie et s’imaginent, en l’offrant, purifier d’un seul coup leur vie, racheter par un simple pacte tant de parjures, de débauches, d’ivrogneries, de rixes, de meurtres, d’impostures, de perfidies et de trahison, rachat si parfait, croient-ils, qu’ils pourront librement recommencer ensuite la série de leurs scélératesses.

 

L’Amour-propre :

 

Quoi de plus fou, que dis-je ? Quoi de plus heureux que ces autres qui récitent quotidiennement sept petits versets du saint Psautier et s’en promettent la félicité des élus !

 

La Folie :

 

Et de pareilles folies, dont j’ai moi-même presque honte, ce n’est pas seulement le vulgaire qui les approuve, ce sont aussi des professeurs de religion.

 

L’Amour-propre :

 

Inspiré du même esprit, chaque pays réclame pour son usage un saint particulier. Il lui confère des

attributions propres, établit ses rites distincts.

 

La Folie :

 

Il en faut un pour guérir le mal de dents, un autre pour délivrer les femmes en couches . Il y a celui qui retrouve les objets volés, celui qui apparaît au naufragé et le sauve. Celui qui protège les troupeaux, et ainsi des autres, car l’énumération n’en finirait pas. Certains cumulent les pouvoirs, particulièrement la Vierge mère de Dieu, à qui le commun des hommes en attribue presque plus qu’à son Fils.

 

Scène 4

 

La Folie :

 

Mais que sollicite-t-on de ces saints, sinon ce qui concerne la Folie ? Lisez tous les ex-voto qui, dans certains temples, couvrent les murs jusqu’à la voûte ; personne n’a jamais demandé la guérison de la folie ou d’acquérir un poil de sagesse.

 

L’Amour-propre :

 

Celui-ci s’est sauvé à la nage. Celui-là a survécu aux blessures du combat . Celui qui a tâté de la potence, fait honneur de sa délivrance à quelque saint propice aux voleurs…

 

La Folie :

 

… et pourra recommencer à soulager le prochain encombré de sa richesse !

 

L’Amour-propre :

 

Il y a celui qui a été retiré vivant des décombres, celui qui, pincé par le mari, s’est échappé. Pas un ne rend grâces d’être délivré d’une folie.

 

La Folie :

 

Il est donc bien doux d’être sans raison…puisque les mortels prient pour être sauvés de tout, excepté de la folie.

 

L’Amour-propre :

 

Mais pourquoi citer tel ou tel exemple, alors qu’en tous lieux l’amour-propre répand merveilleusement le bonheur ? Celui-ci, plus laid qu’un singe, se voit beau comme Nirée ; celui-là se juge un Euclide pour trois lignes qu’il trace au compas ; cet autre croit chanter comme Hermogène, alors qu’il est l’âne devant la lyre et que sa voix sonne aussi faux que celle du coq en mordant sa poule.

 

La Folie :

 

Pour les artistes de profession, qu’est-il besoin d’en parler ? Chacun d’eux est l’esclave de son ego et céderait plutôt la propriété paternelle que son talent. C’est surtout le cas du Comédien, du Chanteur, de l’Orateur et du Poète.

 

L’Amour-propre :

 

Moins il a de valeur, plus il a de prétention et d’impertinence, plus il se rengorge et plastronne.

 

La Folie :

 

Comme cela est vrai. Et tous trouvent à placer leur marchandise, car c’est toujours ce qu’il y a de plus inepte qui rencontre le plus d’admirateurs. Le pire plaît nécessairement au plus grand nombre, la majorité des hommes étant asservie à la folie.

 

L’Amour-propre :

 

Puisque, aussi bien, le plus inhabile est aussi le plus satisfait de lui-même et le plus admiré, à quoi bon s’attacher au vrai savoir, qui est pénible à acquérir, rend ennuyeux et timide et n’est apprécié, en somme, que de si peu de gens ?

 

Scène 5

 

La Folie :

 

N’allons pas plus loin ; vous voyez, je pense, combien l’amour-propre procure de satisfactions à tous et à chacun. Elle a pour soeur la flatterie, qui lui ressemble fort, car l’amour-propre se caresse soi-même et la flatterie caresse les autres.

 

L’Amour-propre :

 

Cependant celle-ci est décriée de nos jours, du moins par les gens que troublent les mots et non les réalités. Ils estiment que la sincérité est incompatible avec la flatterie, alors que tant d’exemples, dont celui des animaux, leur démontreraient le contraire.

 

La Folie :

 

En effet. Qu’y a-t-il de plus flatteur que le chien et aussi de plus fidèle ?

 

L’Amour-propre :

 

Ou de plus caressant que l’écureuil et en même temps de plus ami de l’homme ?

 

La Folie :

 

Tout au contraire, voudriez-vous admettre que les lions farouches, les tigres féroces ou les irritables léopards soient plus favorables à la vie humaine ?

 

L’Amour-propre :

 

Il n’empêche qu’on doit reconnaître qu’il y a bien une flatterie, assurément pernicieuse, qu’utilisent parfois la méchanceté et la moquerie pour perdre les malheureux. Mais celle qui vient de l’amour-propre naît de la bonté et de la candeur ; elle se trouve beaucoup plus voisine de la vertu que la rudesse, son contraire, cette humeur qu’Horace dit morose et sauvage. Elle relève les âmes abattues, adoucit les tristesses, stimule les nonchalants, anime les engourdis, soulage les malades, amollit les coeurs furieux, rapproche les amoureux et les tient unis.

 

La Folie :

 

C’est aussi elle qui encourage l’enfant à aimer l’étude, déride le vieillard, insinue aux princes, sans les blesser, des conseils et des leçons enveloppés dans une louange. En somme, elle rend chacun plus agréable et plus cher à soi-même, ce qui est l’essence du bonheur.

Voit-on plus obligeant que deux mulets qui s’entre-grattent ? La flatterie est le miel et le condiment de toutes les relations entre les hommes.

 

Scène 6

 

L’Amour-propre :

 

Une objection me vient aux lèvres toutefois. Ne dira-t-on pas que c’est un malheur d’être trompé !

 

La Folie :

 

Certes, mais vous en conviendrez : bien plus grand malheur de ne pas l’être ! L’erreur est énorme de faire résider le bonheur dans les réalités : il dépend de l’opinion qu’on a d’elles. Il y a tant d’obscurité, tant de diversité dans les choses humaines, qu’il est impossible d’en rien élucider ou bien, si quelqu’un arrive à la connaissance, c’est bien souvent aux dépens de son bonheur. Tel homme se nourrit de salaisons pourries, dont un autre ne pourrait supporter l’odeur ; puisqu’il y goûte une saveur d’ambroisie, qu’est-ce que cela fait à son plaisir ?

 

L’Amour-propre :

 

Par contre, celui à qui l’esturgeon donne des nausées n’y peut trouver aucun agrément.

 

La Folie :

 

Une femme est laide à faire peur, mais son mari l’égale à Vénus ; c’est tout comme si elle était parfaitement belle. J’ai connu quelqu’un de mon nom qui fit présent à sa jeune femme de fausses pierreries et lui persuada, étant beau parleur, qu’elles étaient non seulement vraies et naturelles, mais rares et d’un prix inestimable. Voyons, qu’est-ce que cela faisait à la jeune dame ? Elle ne repaissait pas moins joyeusement ses yeux et son esprit de cette verroterie ; elle n’en serrait pas moins précieusement ces riens comme un trésor.

 

L’Amour-propre :

 

Mais alors me direz-vous si vous trouvez une différence entre ceux qui, dans la caverne de Platon, regardent les ombres et les images des objets, ne désirant rien de plus et s’y plaisant à merveille, et le sage qui est sorti de la caverne et qui voit les choses comme elles sont ?

 

La Folie :

 

Il n’y a pas de différence ou, s’il en est une, c’est la condition des fous qu’il faut préférer. Leur bonheur coûte peu, puisqu’il suffit d’un grain de persuasion ; ensuite, beaucoup en jouissent ensemble.

 

Scène 7

 

La Folie :

 

Si l’on y regarde d’un peu près, les avantages que la folie procure sont bien plus complets, bien plus définitifs que tant de bienfaits dont on loue Bacchus. En quelle ivresse perpétuelle, elle plonge l’âme ! Comme elle la remplit de joies, de délices et de transports, sans lui demander le moindre effort ! Et la folie n’écarte personne de ses faveurs, tandis que les autres divinités choisissent leurs privilégiés.

 

L’Amour-propre :

 

C’est vrai que peu d’êtres reçoivent la beauté, présent de Vénus, moins encore l’éloquence, don de Mercure, Hercule n’accorde pas la richesse à beaucoup de monde, ni Jupiter homérique le sceptre au premier venu, Neptune noie plus de monde qu’il n’en sauve.

 

La Folie :

 

Il n’y a que la folie, pour partager indistinctement entre les hommes une bienfaisance toujours prête.

 

L’Amour-propre :

 

Pourtant personne, dit-on, n’offre de sacrifice à la folie, ni ne lui élève de temple.

 

La Folie :

 

C’est exact, et cette ingratitude, étonne assez . Que lui ferait d’ailleurs un peu d’encens ou de farine sacrée, un bouc , une truie, alors que partout où sont des hommes, elle obtient un culte que même les théologiens tiennent pour excellent ? La folie se trouve parfaitement servie par chacun et en tout lieu, lorsque les coeurs la possèdent, lorsque les moeurs la reflètent et lorsque la vie est à son image.

 

L’Amour-propre :

 

Cette façon de pratiquer un culte n’est pas fréquente parmi les chrétiens ! La plupart présentent à la Vierge, mère de Dieu, un petit cierge, en plein jour, qui ne lui sert à rien.

 

La Folie :

 

C’est vrai, mais il y en a peu à s’efforcer d’imiter ses vertus, la chasteté, la modestie, l’amour des choses divines ! Je crois que nous serons d’accord pour dire ensemble que partout où il y a des hommes, la folie a des fidèles. Elle compte autant de statues qu’il y a d’hommes, puisque, même involontairement, ils sont sa vivante image.

 

 

Epilogue

 

La Folie :

 

Pour ne pas divaguer à l’infini et pour abréger, la religion paraît avoir une réelle parenté avec une certaine folie et fort peu de rapport avec la sagesse.

 

Frère Gérard-Just :

 

Les fous les plus extravagants ne sont-ils pas ceux qu’a saisis tout entiers l’ardeur de la piété ? Ils prodiguent leurs biens, négligent les injures, supportent la tromperie, ne font aucune distinction d’amis et d’ennemis, ont en horreur le plaisir, se rassasient de jeûnes, de veilles, de larmes, de labeurs et d’humiliations. Ils ont le dégoût de la vie, et l’impatience de la mort ; en un mot, on les dirait privés de tout sentiment humain, comme si leur esprit vivait ailleurs que dans leur corps.

 

La Folie :

 

Que sont-ils donc, sinon des fous ?

 

Si l’ardeur religieuse provoque de tels effets, ce n’est peut-être point la même folie que la nôtre, mais cela en approche tellement que la plupart les confondent.

 

Frère Gérard-Just :

 

C’est dans l’ensemble de sa vie que l’homme pieux se tient à l’écart des choses corporelles, et prend son essor vers celles de l’éternité, spirituelles et invisibles. C’est donc un désaccord continuel entre des esprits qui se font mutuellement l’effet d’être insensés ; mais le mot, à mon avis, s’applique plus exactement aux gens pieux.

 

La Folie :

 

Vous le trouverez plus évident quand je vous aurai démontré en peu de mots, comme je l’ai promis, que cette récompense suprême qu’ils attendent n’est autre chose qu’une sorte de folie. Songez que Platon a fait un rêve semblable, quand il a écrit que la fureur des amants est de toute la plus heureuse. En effet, l’amoureux passionné ne vit plus en lui, mais tout entier dans l’objet qu’il aime; plus il sort de lui-même pour se fondre dans cet objet, mieux il ressent le bonheur. Ainsi, lorsque l’âme médite de s’échapper du corps et renonce à se servir normalement de ses organes, on juge à bon droit qu’elle s’égare. Les expressions courantes ne veulent pas dire autre chose : « Il est hors de lui…Reviens à toi… Il est revenu à lui-même. » Et, plus l’amour est parfait, plus son égarement est grand et délicieux.

 

Frère Gérard-Just :

 

Quelle sera donc cette vie du ciel, à laquelle aspirent si ardemment les âmes pieuses ? L’esprit étant victorieux et plus fort absorbera le corps ; et ce sera d’autant plus facile qu’il l’aura préparé à cette transformation en le purifiant et l’épuisant pendant la vie. A son tour, l’esprit sera absorbé par la suprême Intelligence, dont toutes les puissances sont infinies. Ainsi se trouvera hors de lui-même l’homme tout entier, et la seule raison de son bonheur sera de ne plus s’appartenir et d’être soumis à cet ineffable souverain bien qui attire tout à lui.

Puisque la vie des gens de piété n’est que méditation de l’éternité, et comme l’ombre de celle-ci, il leur arrive d’y goûter quelque peu par avance et d’en respirer quelques parfums. Ce n’est qu’une gouttelette auprès de l’intarissable source du bonheur qui ne finit pas ; elle est préférable pourtant à toutes les voluptés de la terre, lors même que leurs délices se confondraient en une seule, tellement le spirituel l’emporte sur la matière, et ce qu’on ne voit pas sur ce qu’on voit ! Telle est cette folie qui jamais ne prend fin, mais qui s’achève en passant de cette vie dans l’autre.

 

Frère Gérard-Just quitte la scène et laisse la Folie seule.

 

La Folie :

 

Ceux qui ont eu le privilège si rare de tels sentiments éprouvent une sorte de démence ; ils tiennent des propos incohérents, étrangers à l’humanité ; ils prononcent des mots vides de sens ; et à chaque instant l’expression de leur visage change. Tantôt gais, tantôt tristes, ils rient, d’eux-mêmes. Revenus à eux, ils ne peuvent dire où ils sont allés, s’ils étaient dans leur corps, ou hors de leur corps, éveillés ou endormis. Qu’ont ils entendu, vu et dit ? qu’ont-ils faits ? Ils ne s’en souviennent qu’à travers un nuage, ou comme un songe ; ils savent seulement qu’ils ont eu le bonheur pendant leur folie. Ils déplorent leur retour à la raison et ne rêvent plus que d’être fous à perpétuité !

Mais depuis longtemps je m’oublie, et « j’ai franchi toute borne ». Si vous trouvez à mon discours trop de pétulance ou de loquacité, songez que je suis la Folie et que j’ai parlé en femme. Souvenez-vous cependant du proverbe grec : « Souvent un fou même raisonne bien ». Vous attendez, je le vois, une conclusion. Mais vous êtes bien fous de supposer que je me rappelle mes propos, après cette effusion de verbiage. Voici un vieux mot : « Je hais le convive qui se souvient »; et voici un mot neuf : « Je hais l’auditeur qui n’oublie pas. »

Prospérez et buvez, illustres initiés de la Folie !